Traduit du turc par Célin Vuraler
Te regarder
Lorsque la petite fille l’a retournée et s’est enfui
La tortue voyait le ciel pour la première fois
*
Centre d’appel
bienvenue
pour revenir au jour où vous avez fait la connaissance de vos amis de classe
veuillez appuyer sur votre chiffre porte-bonheur
pour les jours où vous courriez inlassablement dans le jardin
appuyez au hasard sur tous les numéros
pour les vitres embuées des gargotes à camionneurs
composez les chiffres de l’année de vos dernières vacances d’été en famille
tout le monde traine son lot de honte
n’en dévoilez le code à personne
pour le thé et les brioches des petits déjeuners sur la pelouse de l’université
posez le combiné et sortez sur le balcon
si vous souhaitez faire une réclamation concernant la vitesse folle à laquelle le temps s’écoule
veuillez appuyer de toutes vos forces sur zéro
si vous vous apercevez que vous ne savez plus exactement à quoi ressemblait votre grand-père
veuillez je vous prie vous regarder dans une glace
pour l’odeur des livres poussiéreux des bouquinistes
prononcez la troisième lettre du nom
d’un ouvrier analphabète
pour le tailleur de votre quartier retrouvé mort en loques
veuillez patienter s’il vous plaît
pour l’instant suspendu
où dans votre sommeil vous avez caressé le cou de cette femme
appuyez en boucle sur le même numéro
après le biip
le lendemain de son départ
écrivez cent fois dans votre cahier je ne tomberai plus jamais amoureux.
biiiip
*
Amourusse
je t’appelle chérovsky
n’a-t-on pas appris à aimer dans les romans russes
le premier soir où tu t’es allongée près de moi
est gravé dans ma mémoire en cunéiforme
non, non : une peinture des cavernes
je t’ai fait un peu attendre au début
pardonne-moi
j’ai caché ton nom pendant un temps
tu ne sais pas pourquoi
remets à l’hiver prochain
l’écharpe que tu as laissée à moitié tricotée -
avec ta moitié de solitude, c’est mieux comme ça
tu m’as donné une pomme un matin avant de partir
faisons-en notre mot de passe
et puis laisse pousser tes sourcils
les artifices m’effraient
même parfois dans l’architecture et la poésie
tes jambes recouvertes des blessures de ton enfance
l’amour que nous faisons au pas de course
l’amour patient comme tes cheveux qui poussent
j’ai toujours confondu
les interminables surnoms dans les romans russes
*
Conversation imaginaire
pourquoi ? peut-être à cause d’une poignée de cheveux blancs
d’une cicatrice,
d’un blason royal,
d’horribles souvenirs ou de merveilleux conseils,
comme une longue journée, une aube dépourvue de sommeil
tous à ta joue suspendus.
pourquoi ?
parce que tes doigts prétentieux deviennent aussitôt espiègles
pas de tour de magie
mais simplement retirer un gilet trop serré...
pourquoi? mmm... parce que tes cheveux qui s’éparpillent sans cesse
froissent les draps de toutes les fables ;
parce qu’au mieux je cherche une princesse abandonnée
le crapaud qui reste crapaud après son baiser.
tu sais bien que ces histoires sont pour les enfants
je ne suis plus un enfant.
et puis aussi, à cause de ta seule robe noire dont tu te vantes,
de tes larges sourires à malice que tu distribues comme des brochures,
et parce que cette robe et ce chat qui se frotte à tes jambes te vont si bien
(y avait-il vraiment un chat?)
et parce que je ne sais pas
est-ce que j’aurais peur la nuit
de tes lèvres qui affluent en courants contraires ?
divaguerais-je
ou tomberais-je bêtement amoureux de toi?
seulement je ne le dirai qu’une seule fois
ne me demande pas pourquoi
mon cœur a battu tout en douceur
au revoir.
*
De moi à toi
de toi, suis-je loin ? Pas vraiment
bus plus vapur plus tram
interdit de toi, n’exagérons pas
à chaque fois que je regarde dans tes yeux :
la lumière d’un tunnel tout juste percé
pour toi, je suis un enfant, ça me va
j’aime faire mon petit intéressant devant toi
angoissé de toi, je sais
j’exagère parfois, Madame la maîtresse
penché sur toi, surtout ne bouge pas
comme une vague qui se fond dans les autres vagues
je suis matin et soir pour toi
méchant renard de l’hésitation
éploré de toi,
on ne s’est quand même pas rencontrez trop tard ?
un tas d’ennuis, suis-je peut-être pour toi,
penses-tu pouvoir recommencer à zéro ?
pour toi, je suis une feuille blanche
et l’odeur du crayon fraîchement taillé
je suis maintenant à toi
l’allégresse d’une montre qui vient d’être réparée
je suis ensuite à toi, toujours à toi, tout à toi, toi
“allez!” pour toi, j’y vais
tu en es bien sûr, n’est-ce pas ?
cette simple question
de toi à moi
*
POEMES DU 16 JUIN
Tous les poèmes du 16 juin font référence aux grèves sanglantes du 15 et 16 juin 1970 en Turquie : les ouvriers militaient pour le droit synd ical, alors mis en péril par le gouvernement de l’époque.
La marche
parce qu’ils avaient pris la vieille habitude de cacher leurs peurs
leurs mains déformées restaient dans leurs poches
entre les conduits élancés et toxiques des cheminées d’usines
posant délicatement leurs pieds
sur le vide des morts ce jour-là
dans le quartier A à coup sûr
dans le pays B un de ces jours
buvant du rakı
parce qu’ils étaient tous attablés
les magasines valent bien les livres d’Histoire
les vents doux ici brassent la mer lointaine
l’été du printemps, l’automne de l’été
parfois platonique comme les premières amours
cette demi-lune qui nous accompagne sur les longs chemins de notre enfance
parfois c’est une étoile filante vagabonde que l’on attend avec impatience
et ce vœu
que je n’ai pas toujours pas oublié
N’étions-nous pas encore des enfants lorsque nous avons fait nos premiers pas ?
*
Occupation du journal Ulus
brecht aurait demandé:
quelle est la différence entre
ceux qui s’enthousiasment sans comprendre
et ceux qui comprennent et restent muets?
selon beckett
nous avons raté une grande opportunité
selon le syndicat
non, cela n’était pas prémédité
d’après les souvenirs
on avait cru à une beauté difficile à croire
d’après les révolutionnaires, toutes les révoltes étaient légitimes
mais pour ma grand-mère,
il valait mieux que je ne « cherche pas d’histoires »
je me demande bien
si les journalistes et les typographes étaient en colère contre les occupants ?
selon les typographes,
ils ont inspiré la fin tragique d’un livre destiné à être réquisitionné
selon les journalistes
c’était un flash info condamné à être censuré
quant aux tables,
elles trouvaient curieux qu’on parle ainsi penché sur elles
et les plaques d’impression,
ont plutôt aimé être plaquées contre les fenêtres
dans ce tourbillon
un géant à barbe grise servait le thé
d’après leur peurs
il fallait en finir vite
selon leurs sentiments,
ils étaient main dans la main
dans une grande farandole de contestation
si on en revient à brecht
il aurait dit que tout dépend de l’occupant
avant d’allumer son cigare
*
Sortie des quatre ouvriers du commissariat d’Eyüp
mitard, cliquetis, ampoule jaune.
Comment décririez-vous ceux qui sont enfermés ?
a) plantés au milieu de la cellule pour ne pas salir leur chemises repassées
b) se peignant les cheveux avec des mains pleines de regrets
c) conscients que tout serait plus simple s’ils s’arrêtaient de penser à la manifestation
d) les trois réponses ci-dessus
depuis dix milles ans, depuis des décennies, jusqu’à hier.
si on en croit les livres d’Histoire :
a) ils évitent tout contact oculaire entre eux
b) ils peuvent devenir mauvais et vicieux s’ils ont peur
c) ils inspirent des héros légendaires même s’ils ont peur
quartier d’Eyüp. la foule. murmures impatients.
tout ce monde avait l’air différent, pourquoi?
a) des réjouissances des plus inattendues se préparaient
a) on disait que le roi s’était fait botter les fesses
a) quelqu’un a entendu parler du lion peureux du Magicien d’Oz
a) à cause du claquement de doigt qui lance la dance
ensuite ?
b) on a enlevé les menottes sur l’air d’une ritournelle peu répandue
b) on a cousu de nouveaux noms sur le col de leurs chemises toujours propres et bien repassées
c) finalement, pour raconter ce qui leur était arrivé
ils se sont disséminés dans les rues empoisonnées d’Istanbul