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Traduit du turc par Célin Vuraler

 

de POEMES DU 16 JUIN - deuxième partie

Les paroles d’un ouvrier face à son fils dans les barricades militaires

 

j’ai la gorge toute sèche

pourtant  elle ne semble pas vouloir se taire

 

j’ai la gorge calleuse

de livrer des pancartes sur un plateau d’argent

 

ma gorge est un acrobate craintif

dans la ligne droite des barricades militaires

elle ne sait pas encore

si elle tiendra l’équilibre sur les barbelés

 

ma gorge va éclater de peur

dans la rafale des casques militaires

qui ondulent sous notre tumulte

 

ma gorge est aveugle

n’est-ce pas là, mon fils

camouflé dans un uniforme

qui pointe son arme sur moi

 

ma gorge prend ses jambes à son cou

crie et bondi sur les barricades

comme un gamin en bande

 

j’ai ouvert grand ma gorge

j’enlace mon fils de mes bras

j’ai la gorge nouée

ma joie cachée

 

ma gorge est tranchée

le sang de cinq personnes

se déverse en coulées

 

 

Portrait d’un cortège : vue de la rue

                                                                                                                           en remerciant Cengiz Kılçer

 

une affiche : même si personne ne l’a recollée, elle n’en est pas moins fière

le sac poubelle : il est très curieux de savoir ce qui est écrit sur les prospectus qu’il contient

 

la plaque de rue : la sérénité du travail accompli

le feu de signalisation : il s’est agité pour rien

 

une  vis de banc : elle aurait voulu prendre ses cliques et ses claques et débouler avec eux

la poussière sur le rebord de la fenêtre : elle a vraiment été perturbée

 

les mégots : des graines ornementales semées  au fil de la marche

le tube de rouge à lèvres vide : il aime les femmes même sans maquillage

 

les pantalons à pattes d’éléphants : l’intarissable joie juvénile d’une rivière

les semelles en caoutchouc : la démarche des héros secrets

 

le bâton de pancarte : a sautillé toute la journée au bout des doigts

les slogans : même lancés un peu en vrac, ils avaient naturellement le premier rôle

 

la flaque d’eau : elle allait se répartir en mille et se répandre aux quatre coins de la ville

la lumière qui tombe sur la fenêtre: elle a joué à ses jeux préférés jusqu’à satiété

 

le silence : un moment de réflexion

les bruits d’enfants : heureusement, ils n’ont pas cessé

 

la poupée: elle n’aime pas la foule, elle a fait semblant de dormir

le chat : il ne les a accompagnés que jusqu’au bout la rue

 

la pitance des oiseaux : le long cortège bloquait le passage des pigeons, elle ne savait quoi en penser

la chenille : elle s’est réfugiée sous terre et a essayé de comprendre ce phénomène atmosphérique insolite

 

Le pollen retardé dans son envole : chance ou malchance?

les bactéries : comme certains habitants du quartier, elles n’avaient rien à voir avec tout ça

                                                                                 

les étoiles lointaines: elles ont décidé qu’elles n’avaient pas encore besoin de se réveiller

le soleil : lui, il était heureux que de ses rayons émanent de grandes suées

 

l’ombre : rien d’autre ne pouvait mieux définir le cortège que son ombre

le tic tac : est  à égal distance de tout le monde, évidemment.

 

évènements passés et futurs : les passants ce jour-là avaient protesté contre leur destinée, quelle curiosité !

anciens et nouveaux dieux : il n’y avait de la place pour aucun d’eux

 

 

 

Mehmet et Osman de la fabrique de cigarette du quartier de Cevizli

 

mehmet a cultivé un autre mehmet tout affairé

une fois papa, c’est comme ça

 

mehmet possédait déjà un mehmet timide

à son mariage, en tout cas

 

il s’était aussi fait inoculé un mehmet septique

par obligation

 

tous les mehmets semblaient bien se porter

aux côtés des osmans d’osman qu’il ne connaissait pas

 

existait-il un mehmet dévoué

- il n’en savait rien-            

mais lorsqu’on a pointé une arme sur ses amis

il n’a pas pris le temps de se le demander

 

le osman caché  d’osman, sa carte de police dans la poche,

tenait la main d’un ouvrier du tabac

pour la première fois 

- le mehmet décédé de mehmet-

 

le mehmet obstiné a marché jusqu’à la place Taksim

plein de tristesse pour la veuve de son mehmet

il a laissé fondre ses derniers regrets

quand osman a donné sa lettre de démission

 

c’était beau de s’obstiner contre la mort

même après la mort

*

 

de VERSETS DANS SURDİBİ

(Surdibi est la vieille ville d'Istanbul)

 

L’Histoire enterrée de la pauvreté

 

Pourquoi je murmure  tout cela?

Car en longeant maintenant le pied des Remparts sans même siffler

Je sais que je vieilli

Et qu’à la solitude on ne répond  que par la solitude.

 

Quelle époque fraîche et impatiente

était celle du monde accordé à nos pas

Maintenant, nous nous heurtons comme des nuages de poussière  

dans ce torrent de miséricorde

Avec des charbonniers et les apprentis ferrailleurs,

Qui se sont répandus dans les rues tortueuses -

Et c’est tout...

 

Sur les enceintes byzantines moussues

Et les corniches fatiguées de Topkapı

Reste-t-il des traces de notre enfance,

des histoires rances

De maçons égarés et de vieux pêcheurs

Tout enfabulés ?

 

Les  garagistes renfrognés et leurs gants plein de graisse

me tendent poliment ce relent de l’histoire

Retiens-la, je me dis

Retiens-la pour qu’on te croie.

 

Pourquoi je raconte tout cela?

Parce que c’est en oubliant que l’on se nourrit dans les rues sauvages

 

Parce que les migrations, les invasions et les libérations

Sont passés comme les saisons

Nous ne trouverons plus jamais les fleurs

Que nous avions laissées sur cette tombe de sultans

Construite sur les pierres d’un autre royaume

 

 

Je suis ici un étranger, cher Monsieur

 

Il n’était pas fait pour mourir

Mais, mon regard aurait-il suggéré l’inverse ?

On ne se cache pas ici, cher Monsieur.

Comme s’il ne savait pas que dans ces rues

La mort pointe dans tous les regards

 

Il sort deux ou trois registres, écrits en ottoman

-ses dernières volontés et son testament-

Je me penche comme si je pouvais comprendre

Nous allons donc tous nous cacher,

Autant que possible, c’est ça, cher Monsieur ?

 

Des maisons abandonnées à chaque coin de rue

Comme le résumé d’une histoire millénaire

Aime-t-il les années qu’il a vécues, accepte-t-il qu’elles aient disparues ?

Le vin brûlait encore sa gorge

Fallait-il s’en réjouir ?

Face à moi de nouveau, ce destin sournois et doux à la fois.

 

Il neige fort dehors

Nous alignons tout ce que nous avons autour d’un feu de baril

Nous ne sommes plus des enfants, je me dis que c’est dommage

L’homme est content, cher Monsieur

Espérons que les Noirs désespérés et les Bulgares insomniaques ne se jettent pas dans les rues

Espérons que des injures incompréhensibles ne se heurtent pas dans la fumée des pots d’échappement

Il se foutait d’être mort,  d’être à la rue,

Je ne sais pas comment s’est arrivé, il m’avait juste pris au hasard pour me parler.

 

Je me dis que moi aussi

Si j’avais eu une casquette porte bonheur

Je n’aurais peut-être pas eu peur de mourir, et tout ça

Maintenant,  ici, je suis vraiment un étranger 

- c’est plutôt une bonne chose, que d’être étranger à ce monde merdeux-,

En appuyant sur des boutons dans ma tête

Je n’arrête pas de  parler de ce qui me fait rêver

Des cartes sans frontières, et cetera et cetera,

Et si personne ne m’écoute, ça ne me dérange pas.

 

Il neige fort dehors

Et je ne cesse de frotter ce résumé de l’histoire dans le creux de ma main

J’ai peur, et si personne, vraiment personne n’écoutait…

 

Il neige fort dehors

Il n’y a pas de résumé de la vie, cher Monsieur

Cette solitude de flammes

Trouvera toujours un baril

Pour brûler tous les fils barbelés qu’elle a rencontrés

 

 

Moi et mon jouet à éclairs

 

Qu’est-ce que tu crois mon ami

Moi aussi j’ai mes petits mensonges

Fourrés dans ma poche comme de la menue monnaie 

Et même encore des plus grands.

 

Dans la ville des grands mensonges et des grands rêves

Soyons clairs : à chacun son Istanbul

Le mien appartient à plusieurs femmes

- pas de nom, bien sûr-

Pleines de ce qu’elles ont rejeté des autres villes

À chacun ses journées, mon ami,

Comme à chacun sa vie et à chacun sa mort

 

Pour le chauffeur de bus

C’est peut-être les plumes d’acier du pont du Bosphore qui lui donnent des ailes.

Pour le policier retraité, son ancien lieu de travail,

Ou la pointe d’un revolver posée sur sa tempe.

 

Toutes ces rues bondées que je traverse le matin

N’évoquent peut-être que la sérénité d une poignée de somnifères

À la femme qui vient d’être quittée

 

Les trottoirs au pied des Remparts

Sont les yeux d’un mendiant qui fixe mon regard

-Toi, le nez en l’air comme un dieu, pathétique et camouflé-

Regarde bien le monde qui t’entoure.

 

Regarde son Istanbul à lui

Mais tu ne peux pas le toucher, seulement le regarder

Comme des anges de bas étages

Fais tomber de nouveaux verdicts

De son Istanbul dans le revers de son manteau – commence par interdire tout ça-

Quelques billets cachés sous des semelles – fais-en don-

Il a entendu parler de Sainte Sophie – maintenant va lui parler de la finesse de son architecture-

 

Mais toi et ton jouet à laser

Tu ne peux que faire passer l’histoire que tu as vue,

Tu ne peux qu’avoir peur à mourir de ce que tu as vu

Tourne-toi vers l’arbre et compte jusqu’à quatre vingt dix-neuf

 

Regarde, cet homme est loin de tout espoir

Mais il aime cette ville plus que personne

Dans peu de temps le soleil viendra frapper son visage

Allez, souris, il te sourira peut-être en retour

 

Mais même ça tu ne le sais pas, n’est-ce pas

Un nuage vient couvrir le soleil

Maintenant, qui est désolé pour qui ?

*

 

de QUESTIONS FREQUEMENT POSEES

Conseils de décoration ou les objets importants d’une maison

 

il nous faut un lit étroit (à mon avis un 80 centimètres suffira)

un petit espace de zone aérienne (pour le salon)

une maquette de l’enfer au 100e (de toute façon, ma place est réservée)

un jardin avec des plantes qui n’ont pas été taillées depuis très longtemps (et ça, c’est pour la cuisine)

                        

il nous faut, en plus, une pendule à coucou : nous en avons beaucoup, de temps à tuer

un radiateur cassé : j’ai l’impression qu’on n’arrivera pas à sauver le monde, qu’il serve au moins de symbole

un coin secret : si je meure, je pourrai  t’y laisser mes notes

 

et un détecteur de mensonge : je me soumettrai au test matin et soir, héhé.

un détecteur de confiance : on en stockera pour les distribuer devant la mosquée de la Sultane-mère

un détecteur d’anxiété : comme un sac lourd à la sortie du travail, qu’il supprime notre éparpillement

un détecteur de jalousie : il ajouterait du piment à nos repas

un détecteur de peur : nous nous enlacerions  comme deux grains de poussière qui se heurtent dans les airs

une machine à couverture : nous nous réchauffons assez entre nous, pas besoin

 

une machine à enfant : comme une toise pour mesurer la taille de toutes les créatures dont le travail est d’apprendre

une machine à explorer le temps : pour revenir au soir de notre première sortie,

s’échanger des cadeaux du futur puis retourner dans notre royaume

une machine du présent : miroir, ô miroir, parle-moi

 

une machine à esclave : pour nettoyer nous-mêmes nos propres saletés

une machine à rouge à ongles : je t’ai pistonné

une machine à sommeil : appuyée sur son chevet, qu’elle écrive des articles universitaires à propos de verres d’eau

 une machine à sérénité : le lapin que j’ai sorti du chapeau

une machine à gaieté : qu’elle fonctionne avec des pièces de monnaie

une machine à billet : un sac de voyage qui ne se ferme pas et ton corps nu qui me fait un clin d’œil dans la glace

 

une machine à machine : comme une carte de félicitation à la confusion de la nature

et un détecteur de mensonge : branchons nous et regardons la galaxie en vue aérienne

une machine à toi :

        pour mesurer la proportion de mauve d’un dessin à moitié fini

        qu’elle chante quand mon pied la touche, dans une mer sans fond

        qu’elle touille encore un peu un demi-verre de thé, nous ne sommes pas pressés

        qu’elle fixe un rendez-vous où tu seras en retard, pour que je prenne plaisir à t’attendre

 

toi, (comme un rêve de Platonicien) qui reste toi-même avec les années

toi, qui déborde à nouveau dans tous les torrents (ou la chance d’un marxiste)

toi, un très fin embout de perceuse à mes pensées

toi, comme la boite noire de ma vie

 

qu’il y a-t-il d’important dans une maison

d’ailleurs notre bonheur n’a besoin de rien

d’autre que les gazouillis d’un bébé

*

 

Commentaires de diverses montres à propos de notre relation, ou encore cinq minutes

 

ma concentration est un réveil avec alarme activée

tic

elle essaie de comprendre à l’aube

les critères de sélection des muses

 

la vieille pendule à coucou dans le salon

trouve mon amour ampoulé, dans son expression et dans sa forme

tic

la montre que mon père m’a offerte

a le souci que j’apprivoise mes paranoïas méticuleusement développées

tic

 

une de mes montres est très curieuse

tic

et a peur de tout ce qu’elle pourrait entendre

tic

 

j’ai une montre réaliste

elle dit que cela ne lui pose pas de problème que je m’attache à ma belle

tic

 

j’ai une autre montre déréglée, je lui dis

que j’aime ses habitudes stupides, ses os saillants et tout son chichi

tic

 

la montre qui me connait le mieux

me dis bravo, bel effort

tic

bravo à elle aussi

 

même si je ne regarde pas ma montre, je le sais

tout est mortel

tic

peu de choses sont belles

 

les mères ont leurs raisons

elle me dit, tes yeux sourient

tic

 

et le bonheur c’est de remonter l’alarme d’un un réveil sans raison

 

tac

allez, dormons encore cinq minutes

*

 

Petit bac

 

je passe la case du nom

Livourne pour la ville, voyons pourquoi

Pour la voiture, mmmm... aucune

pour la maison, une résidence d’été

pour la couleur, la teinte magnétique de la peau

pour la couleur, le vert des veines

pour la couleur, un marron dangereux, celui des yeux

pour la couleur, ces taches de rousseurs que tu n’as jamais acceptées, pour la couleur, ton odeur

pour la couleur, tes plumes éblouissantes, même si elles ne ressemblent à aucune plume d’oiseau

 

oiseau

pour l’animal

de passage, comme toute chose

et qui démontre sa loyauté en déployant une longue robe rouge

 

ours, pour l’animal

poilu et qui sent mauvais

 

pour l’animal

un lapin qui essaie de se faire aimer sur un tabouret de bar

 

l’agneau, bien sûr

les manières ne te vont pas

le loup ? nooon

je suis déjà assez jaloux

 

du plancton ! le vide entre tes deux dents

où tout a commencé

 

Pégase... on y croit, ça ne regarde personne

 

moi, pour l’animal

maintenant jeune homme obéissant

 

toi, pour l’animal

monstre de sourires

que cela soit ma hantise

 

toi, être de grâce

ton souffle a l’odeur

d’une statue grecque qui vient de faire l’amour

 

pour l’animal, un festin impérial dont le maquillage a coulé

ensuite, moi, encore une fois pour l’animal

et la poudre de marbre

qui se déverse sur le bord du lit.

 

 

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